PUBLICATION
RÊVES : GENESE D'UNE ESTHETIQUE PHOTOGRAPHIQUE
Conférence prononcée dans le cadre du Colloque "Les Contours du Rêve" qui s’est tenu à Paris III Sorbonne Nouvelle, le 19 juin 2015
La série «Rêves» a été recomposée a posteriori quand, en janvier 2014, il y a un peu plus d’un an, je préparai ma première exposition, pour laquelle j’ai dû élaborer un corpus cohérent, à partir d’une cinquantaine d’images, résultant d’un travail étalé sur les cinq années qui précédaient.
Il en est ressorti un ensemble homogène, qui n’était pas le fruit d’une intentionnalité esthétique préétablie, mais qui s’est révélé, au sens photographique, prendre cette « forme », que l’on peut qualifier « d’onirique », et dont les invariants peuvent être décrits grossièrement ainsi :
- des paysages habités par des silhouettes anthropomorphes de petites dimensions, plus ou moins abouties, aux proportions libres et non réalistes
- ces formes évoluent de façon souvent insolite dans un espace-temps non référentiel rendu troublant par la présence d’éléments qui n’y ont pas leur place
- certains personnages sont parfois, remplacés par leur chimère, leurs ombres, ou étêtés ce qui confère aux images une dimension inquiétante, voire fantastique ;
- l’appréhension de l’image se fait en plusieurs temps : d’abord globale, où comme me l’a dit un jour quelqu’un, on a l’impression de voir une « belle photo en noir et blanc » ; puis, un élément troublant, un détail, interpelle le spectateur qui est naturellement appelé à s’approcher pour regarder la photographie et y pénétrer afin d’en déchiffrer le sens véritable.
Ce constat fait, tant sur la forme que sur la dynamique de perception de mon travail, il m’a fallu partir à la recherche des éléments de mon histoire personnelle qui ont construit, inconsciemment, et depuis la petite enfance un certain rapport au réèl, à sa perception, et à la nécessité de sa représentation de cette façon, et pas autrement.
L’hypothèse à laquelle ce travail d’archéologie personnelle aboutit est que cette « manière » apparaît comme la résurgence à l’âge adulte d’une concaténation d’événements biographiques concentrés sur la phase de latence de la petite enfance, en particulier pendant l’année 1977, à l’âge de 4 ans, m’ayant imprégné sensoriellement, émotionnellement et esthétiquement et s’étant fixés, par la suite, durant l’adolescence ou l’âge adulte, par leur réapparition.
Figures / Rêves : naissance accidentelle d’une «manière»
Sur fond de paysage urbain après un orage, on peut voir deux enfants debout sur un fil électrique. En arrière plan, l’image distingue nettement la partie gauche, relativement vide, et présentant une ligne de fuite conduisant le regard jusqu’ au clocher d’une église, et ponctuée par des lampadaires évoquant des croix, tandis que la partie droite est occupée par quatre éléments en plans successifs : une baraque en métal, de la végétation, une grue, et une lourde masse nuageuse venant mourir au pied du premier pylone.
Cette photographie, première de la série « Rêves », et inaugurale de l’ensemble de l’œuvre à venir est née, en apparence, d’un accident. Ayant pris l’habitude pour des facilités de visionnage de faire numériser mes négatifs, je feuilletai sur mon ordinateur les photos prises lors d’un voyage au Canada. Parmi celles-ci, je m’arrêtai sur celle effectuée dans un grand hôtel assez vide des bords du Saint-Laurent, et dont le couloir me rappelait ceux du film Shining. J’en parlais à ma filleul et ma fille, qui me demandèrent, à respectivement 9 et 11 ans, de le voir le film. Difficile… mais je leur proposais de se mettre au fond du couloir et de poser.
Parmi la série se trouvaient quelques photos prises sur l’île de Nantes, dont cette grue barrée par un fil électrique, sur un ciel d’après l’orage. Par bravade, je m’amusais, au sens fort du terme, à placer les deux petites filles du couloir sur le fil. Heureusement surpris par cet accident dominical, j’imprimai la photo que je gardai sous les yeux, au mur, pour tenter de saisir quelles raisons faisaient que je trouvai cette image exactement juste, en accord parfait avec ce que, involontairement, j’avais eu le besoin d’exprimer. L’image finie me semblait venir de plus loin, comme resurgir. Sa justesse m’apparaissait résider dans cet exact entre deux, cette zone transitoire entre le réel et l’imaginaire, la certitude et le doute, et l’effet d’étrangeté que ce simple collage provoquait.
Ce résultat provoqua un sentiment de plaisir, que je tentais de renouveler. A partir de là, je commençais à expérimenter comment, en introduisant un seul élément dans un univers lui étant exogène, l’image proposée oscillait entre la réalité et le rêve, sans appartenir véritablement ni à l’un, ni à l’autre de ces deux univers.
Je retrouvais donc le procédé du collage, que je m’appropriais, et qui correspondait à une grammaire jusque là manquante pour exprimer une sensibilité particulière au monde, que l’on pourrait qualifier de fascination de « l’entre-deux », entre la veille et du sommeil. Depuis, les champs ouverts par l’exploration de cette manière particulière aboutissent à des images, qui, de l’extérieur, dessinent un univers aux contours oniriques, sans toutefois que l’intention première n’ait jamais été de représenter le rêve.
La porte close du rêve
Sur une plage, on semble discerner des petites formes, qu’on identifie d’abord assez mal, car elles ont tendance à se confondre avec les formations de sable. On est tenté alors de s’approcher, pour identifier progressivement des silhouettes anthropomorphes ; cependant le jeu de leurs proportions dérange, qui ne répond à aucune règle de perspective réaliste. Certaines formes au premier plan sont plus petites que celles de l’arrière plan. De plus, le point de vue à partir duquel est prise la photo est également destabilisant : d’au-dessus du sol, comme d’un avion qui volerait bas ou d’un promontoire. Les réactions des spectateurs de la photo évoquent un effet de vertige, d’instabilité, crée par le double jeu sur les proportions et le point de vue.
Enfant, j’ai été pris dès l’âge de quatre ans par de violents vertiges nocturnes. Quand je fermais les yeux pour m’endormir, je me sentais tomber dans le vide. Cette sensation me faisait sortir de la chambre, paraît-il en hurlant, et appeler mes parents à la rescousse. Ma mère me prenait sur ses genoux sur le canapé, en face duquel se trouvait un grand miroir. Alors que s’entretenait une relation de proximité physique qui se voulait réassurante, je nous voyais, ma mère et moi, d’autant plus lointains que je regardais cette scène dans le miroir. L’effet de vertige initial était donc exacerbé, et non apaisé, par ce dispositif visuel, et mes hurlements redoublés. Plus encore, quand mes parents s’approchaient de moi, je hurlais de terreur car je les voyais comme dans une glace déformante, monstrueusement disproportionnés. On confia au pédiatre comme j’avais été impressionné et terrifié par le processus de transformation de Hulk l’homme vert, qui pendant sa métamorphose voyait ses yeux se révulser. Le médecin fit le lien entre ce choc visuel émotionnel et mes sensations de vertige. Le diagnostique posé fut que la transformation du super héros auquel le petit enfant s’identifie passant par la révulsion oculaire généra une forme de traumatisme émotionnel qui se traduisait par des vertiges apparaissant à la porte du rêve, dans la phase de somnolence, au moment où les nourritures inconscientes refont surface, et dessinent une imagerie hypnagogique.
Cette image, Rêve 13, m’apparaît aujourd’hui comme la représentation de cet état de l’enfant à qui l’entrée dans la phase 2 du sommeil est refusée, et la résurgence résiliante, de cet état.
Folon ou la clef du rêve
Que cette sensation de vertige d’enfant ait lieu la nuit, entre la veille et le sommeil, est intéressant, car la porte du rêve apparaissait donc sinon fermée, du moins d’un accès difficile, pour l’enfant que j’étais. Aussi peut-être par compensation, étais-je plus particulièrement attiré par des images oniriques, qui me permettaient d’avoir la sensation de rêver le jour. Or ces insomnies me permettaient de rester éveillé tard, jusqu’au générique de fin de programmes d’Antenne 2, réalisé par l’artiste belge Folon : hommes oiseaux, arbres, ciels, apesanteur, me calmaient, et me fournissaient un matériau onirique paisible pour affronter la nuit.
Parallèlement, je feuilletai régulièrement, un calendrier du même artiste très en vogue à la fin des années 70, toujours transporté par le caractère onirique de ses images me permettant de « rêver » aussi le jour.En préparant cette intervention, je me suis replongé dans son oeuvre, et je suis tombé sur cet arbre, motif récurrent de ma dernière série intitulée « Le Printemps ». Les similitudes dans la forme et les proportions du personnage par rapport au paysage confirment pour moi l’hypothèse formulée en introduction puisque, par exemple, le « Printemps n°10 » se présente à moi comme le mélange inconscient de ces deux images vues il y a presque 40 ans. (Images Folon / Printemps 10). Il en va de même pour « Rêve N°2 », ou des hommes-oiseaux prêts à plonger semblent en fait s’envoler.
Le petit enfant, dans sa phase de latence, se révèle particulièrement impressionnable, et ces impressions successives forment ce qu’on pourrait appeler une sédimentation de souvenirs sensitifs, que l’adulte artiste exprime, comme pour retrouver, en les redisant, les origines de sa sensibilité, dans une quête d’identité perpétuelle.
L’adolescence ou la première redécouverte : les formes du rêve
L’esthétique du petit
Le Printemps N°9 représente un paysage de montagne, vue d’en haut, proposant un regard plongeant sur une large vallée sillonnée par une route tortueuse qui se dirige vers une plaine lumineuse. Mais, à y regarder de plus près, sur cette route évoluent des processions mortuaires : l’une au premier plan en bas, l’autre au second plan à droite, et la troisième au centre.
C’est à l’adolescence, lors d’un voyage à Madrid en 1989 que je tombais en sidération face au tableau de Jérôme Bosch, « le Jardin des Délices », non pas tant pour sa dimension religieuse, que pour le traitement surréaliste des formes humaines, dans leur rapport à l’espace, et dont la petitesse, le foisonnement, et la précision me fascinaient, et m’avaient obligé à m’approcher du tableau, comme pour en découvrir toujours un nouveau à l’intérieur du précédent. Cette oeuvre infinie, vivante, éminemment mouvante, et au combien onirique provoqua alors un choc esthétique considérable.
Je retrouvais plus tard cette manière chez Bruegel, et cette seconde rencontre fixa l’un des principes de plaisir personnel dans l’approche de l’œuvre d’art, consistant à devoir avancer physiquement et progressivement vers son détail, pour en perdre l’appréhension globale. J’identifiai alors que l’œuvre d’art dissimule ses clefs de lecture, qui ne s’offrent qu’à celui qui, cessant de la voir, commence véritablement à la regarder, parfois en devant s’en approcher physiquement, et à comprendre combien son sens véritable demeure dissimulé si l’on n’y prête véritablement attention.
Or, pendant que, à l’âge de quatre ans, mon accès au rêve dépendait de qui l’emporterait entre l’effroyable Hulk et les hommes volants de Folon, ma mère élaborait un mémoire de maîtrise sur le « Carnaval d’Arlequin » de Miro, relecture surréaliste du même « Jardin des Délices » de Jérôme Bosch. Ce que je prenais pour une première rencontre, n’était en fait que la réminiscence de ces images vues et revues très tôt pendant la phase de latence ; et l’on sait combien l’importance de la dimension purement onirique du travail de Miro. En 2002, je découvrais l’œuvre du photographe Andréas Gursky, lors de sa rétrospective au Centre Pompidou, dont les foules résonnèrent fortement avec les peintures qui m’habitaient.
Le refuge dans l’expression poétique
Mon père, disparu en 2009, est le peintre Roland Buraud qui toute sa vie a représenté le corps, et à partir de 1990, des corps dans l’espace, de grands formats, sur fonds monochromes, noirs, à partir de 1998. Le sujet, la maîtrise technique, les dimensions des peintures, et la configuration de l’atelier que je partageais avec lui adolescent, entre 1990 et 1997, m’imposaient un univers visuel saturé.
Je m’orientais donc très tôt vers l’expression poétique, dès l’âge de 9 ans. Rien d’étonnant a posteriori quand on rappelle que la fonction poétique, au contraire de la fonction référentielle du langage (Jakobson), accentue l’écart entre le signifié et le signifiant, c'est-à-dire, pour nous, disons pour un enfant qui découvre le pouvoir de cette fonction, lui donne la possibilité de passer par l’image pour désigner le monde
« Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier» André Breton, Union Libre
Je veux exprimer par là que le langage poétique a, de par sa nature propre (surgissement des images, détour par l’image, et association parfois d’images non contiguës), une dimension visuelle, et onirique intrinsèque. L’histoire littéraire nous le prouve bien évidemment dans la matière créative que les surréalistes ont puisé dans le rêve, tant sur le plan visuel que poétique.
Ce refuge dans les mots que je trouvais ne m’est apparu que comme le seul espace disponible où pouvait s’exprimer une sensibilité visuelle, onirique, sans avoir à la représenter techniquement mais à partir de la disparition du père-peintre en 2009, j’ai pu m’approprier cet espace laissé vacant, abandonnant littéralement le domaine littéraire dans lequel je m’étais réfugié, pour me consacrer à la photographie.
La dimension fantastique du rêve
Les ombres du deuil
Au premier plan d’un paysage désertique, une ombre géante se tient debout et regarde au loin un groupe de quatre individus. Cette ombre projette son ombre seconde sur le sol. On peut y lire une mise en abyme du spectateur de l’image, ou la mise en scène du photographe, qui ne serait devenu, dans cette quête d’identité perdue, que l’ombre de lui-même.
Ce deuil initia une quête qui passait par l’image. Quête de l’autre, quête de soi. Comment saisir, rattraper, retrouver ce qui avait disparu, ou s’était éloigné ? Assez immédiatement, j’eus une propension à photographier des silhouettes mouvantes ou inabouties, des formes lointaines, et donc de petites dimensions, disparaissant ou au contraire s’étalant au sol par leurs ombres portées.
L’intrusion du fantastique : « la tête, il ne faut pas la faire ».
L’ « Autoportrait suspendu » représente un costume, visiblement habité par un corps dont la tête aurait disparu, et suspendu par deux fils dans une petite pièce d’un château désaffecté. L’ « Autoportrait au désastre et à la tête de pierre » confronte un homme assis, la tête dans les mains, à un spectacle de désolation. Enfin, dans l’ « Autoportrait à la femme-oiseau », une chimère est debout sur un fil électrique surplombant une rue, dont le poteau au premier plan à droite forme une immense croix. Les ombres portées dirigent le regard dans la direction inverse d’un homme discrètement adossé à la façade de la maison de droite. Cet homme n’a, là encore, pas de tête.
C’est en constatant dans mon travail sur l’autoportrait, l’impossibilité que j’avais à me représenter sous la forme d’une identité reconnaissable, notamment par la suppression ou le remplacement de la tête, que je me suis souvenu d’une phrase que le peintre avait prononcée dans le documentaire « Regards qu’on plisse », réalisé Alain Nahum en 2007, et qui suivait la création d’un grand triptyque, sur six mois. « La tête il ne faut pas la faire » (8’59’’), affirmait-il. Cette remarque, qui portait uniquement sur une partie du corps disparaissant dans l’ombre, semble être devenue une forme d’injonction de l’autorité artistique paternelle que l’enfant, a, par devoir (de mémoire, ou d’obéissance), intégré, et systématisé. Cette « manière » trouve également sa probable explication dans le sentiment d’imposture que le fils autodidacte ne peut que ressentir quand il en vient à occuper, par la force des choses, l’espace laissé vacant par le départ d’un père à la peinture magistrale, et puissante.
Ce qui s’avère devoir être une signature inenvisageable aboutit à des personnages étêtés qui participent de la dimension onirique de mon univers photographique
Retour à l’année 1977
Mais là encore, de même que je croyais avoir découvert Jérôme Bosch à l’adolescence, alors que je ne faisais que le redécouvrir, de même, cette obsession des corps sans tête, transposée à la seule question de ma propre représentation, trouve en réalité sa source pendant cette même année 1977. En effet, Roland Buraud commençait une série appelée « Femmes de sables » : il sculptait le corps de sa femme (ma mère donc) dans le sable, puis le photographiait afin de le reproduire sous forme pointilliste, à la peinture à l’huile. Chaque tableau nécessitait entre deux et quatre mois de travail, et il en conçut cinq. J’ai été a posteriori frappé par l’absence de tête de ces corps ensablés, destinés à la destruction par la marée montante.
Mais plus encore, plus fondamentalement peut-être, ces « Femmes de sable », série obsessionnelle, disent l’éloignement d’avec la femme aimée, emportée et détruite par la mer, tout en nous attirant irrémédiablement vers la toile pour observer de plus près les fourmillements du point, mimétique du grain photographique. Non seulement elles ont donc très probablement cristallisé ce vertige de l’enfant, ce proche-lointain, et cette fascination pour le petit, dont je rencontrais les avatars chez Bosch, Bruëgel et Gursky, mais également déterminé ma technique reposant uniquement sur la photographie argentique en noir et blanc, apte à rendre ce grain de mes origines sensorielles.
En conclusion, je ne représente pas vraiment des rêves, mais plutôt,des vertiges au seuil du rêve. Adulte, mes photographies trouvent leur origine dans ce moment où l’enfant cogne à la porte de la nuit, et, ne pouvant y entrer sans y tomber vertigineusement, ressort de sa chambre, pour appeler à la rescousse, ses parents qu’ils voient s’éloigner en s’approchant de lui.
Elles partent à la recherche de cet espace étrange et inconfortable entre le sommeil et la veille, entre le rêve et la réalité, probablement pour rendre à l’adulte que je suis devenu cet entre-deux sereinement habitable.
Etienne Buraud, 16 juin 2015